Auto-mutilation (1) : naître et renaître


Sentir, éprouver qui l’on est constitue parfois le combat de toute une vie. Vain ou pas. C’est en tout cas de nos jours un combat que nombre d’entre nous mènent. Rien d’extraordinaire à cela. L’éternelle quête philosophique de soi qui prend souvent dans la modernité la forme d’une recherche sensitive. Voire sensationnelle.
Sentir, éprouver quel corps l’on habite et qui est ce corps est encore une autre affaire, sans doute bien plus propre à nos temps contemporains. Certains, que l’on pense nécessairement adolescents, mais qui ne le sont pas toujours, loin s’en faut, meurtrissent ce corps, l’attaquent, en guerriers impitoyables. Se mutilent comme on dit. Nous reparlerons par la suite de cette violence. Mais il y a d’abord cette recherche de sensations. De sens, nous y revenons. Toujours. Ne nous égarons pas pourtant.
        Certains, hommes, femmes, adolescents, enfants aussi dans des contextes psychologiques spécifiques, ont perdu ou n’ont jamais senti, ressenti leurs limites. Leur contour, leur périmètre, leur forme, rien n’est clair. Aucune géométrie ne s’y retrouve. Une espèce de flou qui se perd dans le monde qui entoure et qui donne ce sentiment d’inexistence. Sans limites et sans forme, le corps n’ancre plus l’être dans le monde et la confusion est la loi. Que devient d’ailleurs la loi dans ce contexte ? Puisque les choses, l’objet-corps ne sont déjà pas à leur place. Ou plutôt ne disposent pas de place réelle. Tout est fuyant, flottant, incertain, en suspens. L’on s’essouffle car rien ne tient dans cet univers de corps indéfini. Alors la loi...cadet des soucis...
L’urgence est la suivante : se délimiter et ne plus se fondre dans le monde. Mais comment trouver ses limites ? Comment chercher ses limites ? Quand vivre et se mouvoir ne suffisent pas, les cinq sens et tous les autres non plus. Les émotions font exploser ou disparaître. Mais l’enceinte du corps ne se manifeste pas pour remettre de l’ordre. Aucun problème physiologique à l’horizon. Les neurones fonctionnent. Tout va bien Monsieur Madame, disent les doctes médecins somaticiens. D’ailleurs, ce n’est pas un motif de consultation. On est tant habitué à cette transparence. Ou alors, la survenue est insidieuse et l’on oublie l’avant du corps bien dessiné, bien existant. Normal. Alors, l’on pique, l’on frappe, l’on tranche pour atteindre la cellule sensible qui réveillera le signal et donnera forme à ce corps. Pour atteindre une peau imaginaire qui consoliderait un corps fort. Un corps juste là suffira d’ailleurs. Aussi, l’on pique, frappe, tranche et l’on sème des points de repères. Des sentinelles de douleurs qui offrent quelques phares dans le brouillard ambiant. Un pied, un poignet, un ventre que l’on sent enfin et assoient quelque part.

N’omettons pas qu’il s’agit bien en se mutilant, non seulement d’exister dans un corps réel, mais également de baptiser ce corps. Sang ou pas, même si en effet le sang et sa symbolique interpellent, c’est une trace, un espoir de durée que l’on se donne à soi-même, une légitimité que l’on tente. Bien souvent, elle échoue et est à réitérer encore et encore. Mais pendant quelques heures ou jours, elle permet de poser pied à terre dans un corps qui appartient et qui se heurte au monde en bon vivant, sans s’y dissoudre comme un fantôme. L’on se signe soi-même, s’offre une place dans la communauté des vivants. Car là, il n’est peut-être même pas question d’être humain. Mais d’être vivant peu importe la forme pourvu qu’il y en ait une. L’on se signe mais seul face à soi-même. Le regard de l’autre, la parole de l’autre manquent. L’on ne peut pourtant demander d’être réintroduit dans la communauté à laquelle tout le monde croit qu’on appartient. Mon corps me dit que je ne suis pas de ceux-là. Et pourtant tous le croient dur comme fer. Je sais pourtant autre chose qui leur échappe. Je me signe, je me saigne afin de trouver mon corps et d’y envelopper ce que je suis. Car je suis bien quelqu’un. Oui. Mais où ? Les parties de moi se détachent aussi facilement qu’elles me reviennent. Selon les aléas des événements et des humeurs, les miennes et celles des autres. Ma volonté et mon désir sont muets. Je me baptise et je rassemble tous ces membres épars sous un même sacre.
Bien sûr, le sacré l’on ne peut y échapper. Se mutiler, est-ce attaquer le sacré ou est-ce restaurer le sacré ? Les deux à la fois certainement. Où la loi et l’intouchable ne valent plus.

       Se mutiler, déchirer son corps, disons-le comme il en va, c’est aussi s’offrir une nouvelle vie. Au-delà de se donner un corps et une place, c’est s’accorder un nouvel être. Mon corps saigné, signé, marqué, baptisé, est aussi un accouchement. Je me tue mais je me marque et ainsi me donne vie sous un autre jour, celui que j’ai choisi.  J’accouche de moi-même, je me construis, je suis mon propre auteur, mon parent. La chose alors dépasse largement la problématique du corps. D’ailleurs, dans l’ensemble, être dans un corps et être tout court ne sont pas dissociables. Mais le point de départ en est quoi qu’il en soit le corps. Je renais mon corps pour m’auto-engendrer. Et je fais l’expérience de ma puissance, de mon pouvoir. Je suis à moi. Personne ne peut s’approprier ce que je suis, personne n’y est légitime puisque personne n’y a contribué. Un nouveau corps, un nouvel être libre. Qui veut se croire tel en tout cas. Un nouvel être goguenard, le plus souvent, sous la peau de souffrance. Fort de son illusion de bâtisseur. 

       Comme je l’évoquais plus haut, toutes ces mutilations, tous ces gestes brillent un moment puis leur effet s’amenuisent. Les limitent se floutent à nouveau, s’estompent et tout est à faire. Il faut retracer la marque, rebaptiser encore et encore. Cette sacralité est enivrante mais éphémère. Le corps s’efface toujours peu à peu. Alors on a envie de piquer, frapper, trancher plus fort, plus profond, plus sûrement en somme. Pour s’ancrer. Et contrairement à ce qu’en voient les autres, l’auto-destruction, cela est toujours mieux que de ne pas être du tout.


Auto-mutilation : action de s’infliger délibérément des blessures corporelles

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