Auto-mutilation (2) : La délinquance silencieuse
Bien entendu, et c'est à cela que l'on pense en tout premier lorsqu'il est question d'auto-mutilation, il s'agit de se blesser. Pas tant de se faire mal, d'avoir mal que de s'attaquer. Il est moins question de souffrir que de faire prendre corps à son agressivité. La colère fait rage, le désir de guerre tourne en rond dans la tête et le corps. Le corps prend une part très importante dans ce qui anime psychiquement ici. L'émotion, on le sait, prend racine dans le corps. Elle s'y ancre, y pousse, y fleurit. Le corps est son terreau et rien ne l'en détache. L'on croit souvent dans notre culture très française, très cartésienne, j'entends grande héritière de Descartes et de sa séparation crue de l'âme et du corps, que le psychique n'a que peu de chose à voir avec le charnel. L'auto-mutilation est la plus belle illustration de cette intrication puissante entre esprit et corps. Le psychisme pris dans une colère noire, dans un désir de lutte crache son venin sur le corps qui vit cela depuis le début en première ligne. La chair à canon. Le cercle infernal où l'un se nourrit de l'autre est en branle et la roue tourne et tourne et tourne de l'un en l'autre. Encore et encore. Ces attaques les font vivre et même vivre ensemble. Sans doute aussi rétablissent un lien qui s'était perdu. L'attaque aussi tranchante soit-elle a vocation de lien. Elle est pourtant bel et bien un assaut souvent sanguinolent.
S'attaquer permet ainsi de diminuer la tension interne donc l'angoisse. Que l'on ressente ou non cette angoisse. La colère noire que j'évoquais ci-dessus grossit et comme si plus grosse que l'enveloppe dans laquelle elle était contenue, trop grosse pour son corps. L'angoisse est alors de mise. D'ailleurs, c'est à se demander qui de l'angoisse ou de la colère est celle qui enfle comme une grenouille qui se prendrait pour un bœuf. Qui de l'angoisse ou de la colère est la poule ou l’œuf. Là encore sans doute qu'elles se nourrissent l'une l'autre, en escalade jusqu'au point critique. Et là, voilà qu'il faut agir. Le monde intérieur bouillonne, chavire, c'est la tempête, le cœur bat fort et l'étau se ressert. Ses serres crispent tant les côtes et les poumons que l'on a peur d'imploser et d'en crever. Alors d'aucuns sortent le couteau ou n'importe quelle autre arme pour exploser plutôt qu'imploser. En cela, le sang qui coule n'est pas seulement un élément secondaire. L'ouverture du corps permet de faire baisser la pression en laissant s'échapper les miasmes internes et le liquide qui s'en exprime laisse représente fantasmatiquement ce qui doit sortir de soi. D'ailleurs, le saigner ou le vomir, tout cela ne se ressemble-t-il pas ?
Il peut sembler comme cela de prime abord tout à fait contradictoire que de s'auto-mutiler. Pourtant, rien de plus évident du point de vue de celui qui l'acte. A la lumière de ce qui vient d'être expliqué, quel choix avez-vous dans la situation suivante ? : vous êtes dans un état de mal-être intense. Vous n'êtes pas déprimé(e) vide de tout comme on pourrait le croire au vu de la noirceur du passage à l'acte. Au contraire : vous êtes rempli(e) de guerre et de peur. Vous êtes assiégé(e). Vous n'êtes pas en feu, votre vie n'est pas en danger, vous ne pouvez même pas prendre part à un tel extrême. Vous en rêvez pourtant pour que tout cela s'arrête. Vous êtes harcelé de bruits et de lumières, empêché de dormir, affamé puis gavé etc. Vous êtes de rage et de peur. Alors quand le conflit s'ouvre enfin, l'horreur cesse et le soulagement quelle qu'en soit sa forme se profile. Préféreriez-vous dans cette situation de siège que cette dernière se poursuive en attendant un dénouement (lequel ?) ou en venir aux mains pour que la fin se signe ? Votre réponse me semble aussi évidente que l'auto-mutilation l'est pour celui qui subit une telle violence. La violence n'est pas tant dans l'acte que dans ce qui est éprouvé avant même que l'attaque soit imaginée. On nomme la violence de l'agression retournée contre soi lorsqu'on devrait nommer celle de l'invisible qui gonfle l'être. Alors, imaginons que l'horreur que l'on peut éprouver à voir une blessure auto-infligée ou des cicatrices de telles blessures est celle de ce qui a été vécu de l'intérieur.
Si douleur il y a, ce qui est loin d'être systématique, elle devient le plus souvent un plaisir ou du moins constitue un soulagement tel que sa dimension souffrante disparaît. La blessure s'associe au mieux-être.
Il y a aussi tout le soulagement de jouer la violence interdite. La violence injouable. La violence muselée. Agressivité devenue violence du fait d'avoir été tue et interdite. La blessure se voit, se regarde, effraie, enrage, enivre. Elle attise les réactions et fait vibrer tous les acteurs de la scène. Alors on y trouve une jouissance. Il y a le soulagement, le plaisir du mieux-être. Et la jouissance de la haine. De la honte oui. Mais aussi l'orgasme de la haine qui cesse de se cacher. Qui prend forme. La mutilation se cache quand même me direz-vous sous les vêtements. Oui. Pas toujours. Et en même temps, l'orgasme n'est-il pas un intime ? Il ne se livre pas sur la place publique. La haine elle se voit de celui qui l'agit. Il peut la regarder et sourire de voir sa haine là et chair et en os. Il ose. Elle existe. Il n'est pas qu'un pantin, un joujou. Une poupée dont tout le monde fait ce qu'il veut. Il est aussi cette haine qui s'inscrit.
Encore il y a l'ivresse du dépassement des limites. La colère, l'angoisse, la haine, la douleur dépassent mes limites, me mettent à l'épreuve ? Qu'à cela ne tienne ! Je dépasse celles que le monde me pose. J'ai trouvé à me soulager, à respirer enfin. Alors j'accélère. Je ne me contente plus de fonctionner plus normalement. Je veux m'amuser. Je veux dominer. Je veux gagner. Je crache sur les tombes. J'agresse mon corps et je fais mon sang ? C'est le sang de mes ascendants et la famille entière que je fais couler. Je saigne la famille. Je saigne la lignée. Je me purge de leur mal. Je les fais saigner aussi. Je les affaiblis. Je gagne la guerre : civile et mondiale. Je gagne toutes les guerres et le monde est à moi. Pas un fou ni un imbécile. Je ne suis pas celui-là pour de vrai. Je joue à l'être. Je l'écris dans mon corps. Mais encore une fois, cette victoire est intime. Elle n'est pas réelle. Elle n'est pas sociale.
L'auto-mutilation est un délinquance silencieuse. Moins folle et plus folle à la fois. Moins folle car je ne crois pas à ma toute-puissance. Du moins, le principe de réalité demeure attaché à mon être. Et j'ai beau rêver de l'oublier et de m'envoler, je reste les pieds sur terre. Plus folle car c'est moi-même que j'attaque et non ceux qui s'offrent à moi. Moins folle car je ne crois pas à ma folie. Plus folle parce que je jouis de ma blessure. Mais tout cela n'est qu'une question de point de vue.
La délinquance silencieuse de celui qui brave les interdits fondamentaux : parricide, matricide et suicide. La sacralité du lien d'ascendance et la sacralité de la vie ne comptent plus. Ou non ! elles comptent encore davantage et sont bafouées sans vergogne. Au contraire ce crime d'impie participe de la jouissance de haine. La religion de la vie, la religion de la filiation sont salies. L'on n'y croit plus.
La sacralité de la vie de celui qui s'auto-mutile n'a-t-elle pas été elle-même mise en pièce ? Sans aucun doute, entre coups, caresses et intrusions interdites de ceux qui n'ont pas su respecter leurs propres religions.
Auto-mutilation : action de s'infliger délibérément des blessures corporelles.
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